Commission Petits éditeurs BiB92 - Sélection octobre 2023
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Fidèle à son poste chaque matin, un vieil homme entretient l'île dont il est le dernier habitant. Voilà près de dix ans qu'il n'a plus de nouvelles de ceux qui vivaient là autrefois, ni du reste de l'humanité. Les corps qui viennent parfois s'échouer sur les plages ne laissent rien présager de bon, mais l'homme poursuit vaillamment sa tâche -colmatant, repeignant, rafistolant. Jusqu'au jour où il repère une silhouette échouée sur le rivage. C'est une femme, elle est encore en vie. C'est le début d'une étrange cohabitation. La fin du monde attendra. Un roman court, simple de lecture, la première impression qui s’en dégage est un sentiment de vide, de flottement, d’inachevé. Les éléments de l’intrigue, les descriptions des lieux, des personnages sont distillées par petites touches, phrases courtes et légères. C’est une lecture douce, mélancolique, dont l’intérêt ne réside pas dans l’intrigue à proprement parler. Un roman qui peut dérouter un public habitué à des romans plus classiques, néanmoins c’est une vision poétique et apaisée de la fin du monde que l’auteur nous offre, comme une fin d’après-midi sur la plage.
Akkouche, Mouloud. - Jardin des oubliés. - Gaïa. - 176 p. - 20 €
PRIX ROMAN FNAC
En 1986, Mimo, au seuil de la mort, vit reclus dans une abbaye du Piémont. Il se remémore sa vie, sa relation unique avec Viola et l'histoire de son chef d'œuvre, une statue que le Vatican a caché. Le lecteur voyage donc vers ce secret. Michelangelo, dit Mimo, orphelin pauvre et nain nait en France en 1904 de parents italiens. Sa mère l'envoie en Italie pour qu'il devienne sculpteur auprès de son oncle. Exploité par celui-ci, l'adolescent, desservi par son physique, n'est pas pris au sérieux. A 13 ans, il rencontre Viola Orsini, d’une famille riche et puissante. Cette fille à la réputation de sorcière, assoiffée de connaissance, refuse la vie mondaine. Elle lui fait découvrir les livres ; elle crée une machine volante comme Léonard de Vinci. Viola, rêvant d'indépendance, se heurte aux préjugés. Une relation puissante se tisse entre eux malgré leur différence de classe sociale. Cette formidable amitié, à défaut de laisser place à un amour impossible, malgré les désaccords et les séparations, ne cessera de lier ces âmes sœurs. Ces deux êtres hors normes, qu'en apparence tout sépare, devront se battre pour leurs idéaux : la jeune fille pour sa liberté dans une société patriarcale, Mimo pour celle de son art qui, en l'exposant au succès, le place aussi au cœur de la politique du fascisme montant. A l’arrivée de Mussolini, il choisit d’accepter les commandes du dictateur malgré l’opposition de Viola. Quel rapport entre art et politique ? L’auteur retrace ces deux destins, comment Viola et Mimo s'aiment, se confient, se disputent, se retrouvent, mus par une relation pure. Il aborde le thème de l'émancipation par la lecture et par la création artistique. Mimo sort de la pauvreté grâce à son talent. Souffrant de nanisme, il a une revanche à prendre et veut briller. Quand il atteint le sommet de son art, Mimo n'est plus n'importe qui, il est devenu un grand sculpteur. Les décors italiens sont très bien décrits et l’arrière-plan historique, jamais pesant, traverse la première moitié du XXe siècle avec les deux guerres mondiales, la montée du fascisme, la mise en place du régime totalitaire mussolinien, et la défaite italienne. Pas de temps mort dans ce roman riche en personnages et rebondissements, des dialogues qui sonnent, la recherche de gloire ou de pouvoir et un contexte historique aussi trouble que passionnant. Roman qui se lit facilement et très beau papier satiné. Une veille qui ne vous laissera pas de marbre !
Andrea, Jean-Baptiste. - Veiller sur elle. - L’Iconoclaste. - 580 p. - 22 €
Histoire d’un homme à la retraite, veuf, qui prend le temps de vivre. Il doit affronter le deuil, le temps qui passe, faire son chemin vers la résilience. L’ancien inspecteur reprend du service et se replonge dans des anciennes affaires de pédophilie avec des abus pratiqués par des prêtres. Il doit découvrir la vérité, les coupables ne peuvent rester impunis malgré le temps passé. L’ancien flic part alors interroger des familles de victimes. L’enquête policière, secondaire, n’est qu’un prétexte. Portrait très réussi d'un vieil homme retraité. Description de la solitude, la maison d'un célibataire etc. Texte sur le déni, la mémoire. Roman poétique et poignant. Roman psycho intéressant. Ecriture onirique.
Barry, Sebastian. - Au bon vieux temps de Dieu. - J. Losfeld. - Traduit de l’anglais (Irlande). - 255 p. - 22 €
En 1529, Hernan Cortés rentre en Espagne. Dans ses bagages : le trésor de l’empereur Moctezuma et quelques boutures de vanille pleines de fleurs. Les Espagnols ont savouré une nouvelle boisson : le chocolat aromatisé à la vanille. Un goût exceptionnel, inoubliable ! Avec cette gousse parfumée, Hernan Cortés pense faire fortune. Hélas, aucun vanillier rapporté des Amériques ne donne de fruit. En 1829, un cyclone ravage l’île de Bourbon. Férréol Beaumont, propriétaire terrien de 37 ans, tente de sauver son domaine. Il déprime depuis la mort de son épouse, Angélique. Sa sœur lui a déjà offert un chien et un perroquet pour lui rendre le sourire, sans succès. Elle lui envoie alors un bébé : le fils de son esclave, morte à la naissance. C’est Edmond. Devant ce petit lutin gazouillant, Férréol retrouve le goût de vivre. Il recueille l’enfant et l’initie à ses deux passions : l’horticulture et la botanique. Férréol rêve de trouver l’orchidée la plus rare. En grandissant, Edmond partage les rêves de son père adoptif. A l’âge de 12 ans, c’est lui qui fait une découverte extraordinaire qui « révolutionne » l’économie de l’île Bourbon, les parfums, la gastronomie française ! Un roman biographique qui se lit facilement. Il a pour mérite de tirer Edmond Albius de l’oubli, de rappeler son rôle essentiel dans la pollinisation d’une orchidée dont nous ne pourrions pas nous passer aujourd’hui. Il était temps de lui rendre hommage, puisque, malheureusement, sa découverte ne l’a pas enrichi.
Bélem, Gaëlle. - Le fruit le plus rare ou la vie d’Edmond Albius. - Gallimard, Continents noirs. - 238 p. - 20 €
Mariée et mère de trois enfants, Lucie a tout pour être heureuse : un mari aimant, des enfants pétillants. Lorsqu'elle reçoit une assignation en justice car elle refuse à ses parents un droit de visite sur leurs petits-enfants, c'est tout le passé de Lucie qui refait surface... une chape de plomb asphyxiante, empreinte de violence, d’humiliations et d'exclusion. Enfant, elle vit une vie d'exil dans sa propre famille, sous l'emprise d'un père tyrannique et d’une mère qui la rejette. Bien décidée à protéger ceux qu'elle aime, Lucie doit faire face à un implacable engrenage judiciaire, révélant au passage de terribles secrets de famille. Un texte poignant vu de l'intérieur, écrit à la première personne qui alterne entre le récit d’une adulte et les souvenirs d’une enfant brisée. Une histoire portée par un sentiment d'urgence et de résilience. La souffrance morale est fabuleusement bien décrite et bien analysée Un récit autobiographique, un roman inspiré de faits réels, précise l’autrice, qui raconte ici (et indirectement, donc) les maltraitances qu'elles a subies, enfant et adolescente, au sein de sa famille. Ce premier ouvrage a été écrit après avoir suivi un atelier d’écriture. Dommage de ne pas avoir d’explication à l’acharnement et à la haine de cette mère, et la non-assistance du père.
Caudet, Aline. - Déchirer le grand manteau noir. - V. Hamy. - 320 p. - 21€
Premier roman très autobiographique, à la limite du récit, retraçant le parcours de trois femmes, dans lequel il est question de racisme, quête d'identité, questions de société, quête de soi et sexualité. Une gamine vietnamienne est adoptée par un couple français. Elle est séparée à jamais de sa mère, et doit aussi surmonter le racisme. En devenant adulte, elle s'aperçoit qu'elle est homosexuelle. Elle se sent incomprise et différente, en colère. On suit le double récit de son enfance à l'âge adulte, ainsi que de sa mère adoptive, tout en ayant aussi la trace de sa mère biologique battue par son mari alcoolique. Malgré le sujet déjà vu de l'adoption et de l'exil, on découvre une personnalité forte et attachante, dans toute sa complexité. J'espère que ce roman choral très fort aura l'audience et le succès qu'il mérite.
Eve, Lou. - Sous les strates. - Les Escales. - 215 p. - 20 €
En 1740, le vaisseau de ligne de Sa Majesté le HMS Wager, deux cent cinquante officiers et hommes d’équipage à son bord, est envoyé au sein d’une escouade sous le commandement du commodore Anson, en mission secrète pour piller les cargaisons d’un galion de l’Empire espagnol. Mais après avoir franchi le cap Horn, le Wager fait naufrage. Une poignée de malheureux survit sur une île désolée au large de la Patagonie. Le chaos et les morts s’empilant, et face à la quasi-absence de ressources vitales, aux conditions hostiles, certains d'entre eux rejoignent le Brésil, chacun rapportant sa version des faits. Un roman d’aventures intéressant, d’après une histoire vraie, qui se lit comme un roman policier. En effet, deux groupes de rescapés vont finir par revenir en Angleterre deux ans plus tard. Ils raconteront deux versions différentes du naufrage, un procès aura donc lieu pour savoir où se situe réellement la responsabilité du commandant du navire face aux événements qu’il a dû affronter. Mystère… Petit bémol, les termes techniques sur la marine nous reportent à des notes qui peuvent freiner la fluidité du récit.
Grann, David. - Les naufragés du Wager. - Sous-Sol. - Traduit de l’américain. - 436 p. - 23,50 €
Dans la résidence spécialisée dans laquelle il vient d’emménager, John Hubbard Wilson, atteint d’Alzheimer, « dit de drôles de phrases ». Il s’avère que « c’est du Shakespeare » (pp.110-111). Derrière ce qui pourrait être un personnage tragicomique de vieux monsieur qui s’exprime avec grandiloquence et érudition en citant le Barde anglais, Jean Hegland déploie ses talents de conteuse et tisse un roman, fait de vifs allers dans le passé et de retours dans cet « étrange cul-de-sac temporel » qu’est le présent (p.34), autour de la thématique de l’oubli et de l’identité. John est-il toujours lui-même alors même qu’il est perdu dans le temps présent, a bien du mal à connecter ses souvenirs et même à reconnaître sa propre fille ? Est-il mort intérieurement parce que le voilà désormais « submergé par la même impression de tête vide et de vertige » (p.235) alors que « toute sa vie, il a été vif, intelligent, sagace, appliqué » (p.239) ? Est-ce parce qu’il ne parvient plus à penser qu’il n’est plus ? Est-il encore temps, malgré Alzheimer, de se comprendre et de se pardonner ? Et comment la littérature peut-elle faire obstacle ou aider à la compréhension mutuelle ? Nous rend-elle plus humain·? « Mais tu ne peux pas parler comme tout le monde, s’il te plaît, au lieu de citer Shakespeare tout le temps ? » lui reproche sa fille, Miranda. Et lui de lui répondre que « Shakespeare […] parle au nom de nous tous ». (p.207) Dans ce roman, on comprend à quel point c’est le cas. Foncez découvrir cette magnifique ode à la littérature !
Hegland, Jean. - Rappelez-vous votre vie effrontée. - Phébus. - Traduit l’américain. - 370 p. - 23 €
L’héroïne est italienne et grandit auprès d'un père restaurateur et d'une mère féministe. Elle abandonne ses études très rapidement pour travailler auprès de son père, rêvant de devenir elle aussi cheffe de son restaurant. Elle s'attire les reproches de sa mère, qui trouve son choix médiocre et jalouse la complicité entre père et fille. Ottavia se libère de l'emprise des hommes et parvient à ouvrir son affaire à Rome. Sa réussite professionnelle est entière, tout le monde apprécie sa cuisine pleine d'originalité. Mais elle est tiraillée entre son métier et sa famille. La cuisinière donne tout à son métier et son mari se sent seul et délaissé. Ottavia, passionnée mais égoïste, veut vivre sa vie comme elle l’entend et ne s’occupe guère de ses trois enfants. Elle est « sauvage » et veut défendre farouchement sa liberté. Montrant la difficulté qu'il peut y avoir à concilier carrière, vie amoureuse et vie de famille, sans juger les choix féministes de ses personnages, Julia Kerninon révèle son talent pour des dialogues pleins de sensibilité, des questions qui nous interpellent.
Kerninon, Julie. - Sauvage. - L’Iconoclaste. - 299 p. - 21 €
Le récit démarre en 1970 aux Etats-Unis, à la mort violente de sa mère, quand Joan a 7 ans. Sa grand-mère lui fait jurer de ne jamais parler de sa mère et l’oblige à s’appeler Amelia. Devenue adulte, elle se marie et a un enfant, mais de nouveau, son existence vole en éclats. Elle fuit alors son pays et arrive par hasard dans un village d'Amérique centrale, à l'issue d'une fuite après les drames qui l'ont anéantie. Elle est accueillie chaleureusement par Leila, l’Américaine qui dirige l’Hôtel des oiseaux, un hôtel un peu délabré où il fait bon vivre, niché dans une nature luxuriante et dépaysante, entre lac et volcan. Amelia tente se reconstruire dans ce havre de paix où elle se sent chez elle, ignorant que la pension changera sa vie. Les deux femmes se lient tout de suite et malgré la différence d’âge. Amélia, traumatisée, ne sait plus quel sens à sa vie et Leila, mystérieuse et riche des rencontres avec ses clients, semble investie d'une mission de sauvetage des âmes perdues. Portrait d'une femme marquée dès l’enfance par les deuils, très solitaire et sauvée par l'amour. On suit la renaissance d'Amelia dans ce lieu qu'il faut rénover et entretenir pour accueillir les clients, où elle retrouve, immergée dans la nature, un certain bonheur. Autour d'elle, gravitent les habitants pauvres se satisfaisant de peu ou des clients de l'hôtel, gringos venus se reconstruire ou se faire oublier. Les autochtones sont souvent employés à l'hôtel, les gringos exploitent la culture maya pour le tourisme. Joyce Maynard aborde également les difficultés de la population indigène pauvre, la maternité et le désir d'enfant. Elle possède l'art de décrire les émotions et les épreuves. Sa plume est sensible et poétique. On rentre immédiatement dans l’histoire et les chapitres s’enchaînent vite. Il se dégage beaucoup d’empathie entre les personnages. L’héroïne ressemble à l'auteur, qui vit au Guatemala, au bord d'un lac où elle tient une maison d'hôtes. Une histoire apaisante, remplie d'espoir, qui plaira à un large public.
Maynard, Joyce. - L’hôtel des oiseaux. - P. Rey. - Traduit de l’anglais. - 526 p. - 25 €
C’est l’histoire de Sylvain qui est fleuriste ou, plus précisément, orchidéiste. Au départ, on assiste à des descriptions très détaillées des clients fortunés qui défilent dans son magasin pour se procurer ce produit de la nature si raffiné et élégant. Une première partie que j’ai trouvée peu intéressante et avec une recherche d’esthétisme que je me suis permis de juger « creuse ». Malgré ma première impression peu encourageante, j’ai décidé de poursuivre la lecture et le livre s’est révélé à mes yeux. Le personnage de Sylvain devient plus complexe et on comprend mieux son intérêt pour les orchidées : la recherche des racines, du rapport avec son père, un aristocrate déchu ayant décidé de ne pas transmettre son entreprise à son fils. Une métaphore qui rend le livre intéressant et qui aborde de manière délicate la frustration et la douleur d’un fils qui ne comprend pas le choix de son père. Un vide qui ne peut être comblé mais qui trouve sa sublimation à travers l’exercice de la botanique.
Narine, Vidya. - Orchidéiste. - Les Avrils. - 136 p. - 18 €
Tout ce qui manque est l’histoire d’une rupture amoureuse. Laurentis est un écrivain sans trop de succès qui vivote, et quand il n’écrit pas, il ne fait pas grand-chose, à part écouter « autoroute FM ». Ana, sa compagne, ne supporte plus cette vie de couple et décide d’y mettre fin. Cette rupture le force à réagir. Se retrouvant sans logement, il part en Dordogne, dans la maison de ses parents décédés, afin de s’isoler pour écrire un nouveau roman, un roman qui a pour but de reconquérir Ana. Nous le suivons dans ses réflexions, tout comme ce chien errant qui le suit également jusqu’à sa voiture et dont il ne pourra, dès lors, plus se débarrasser. Ce chien qu’il prénommera, Xavier, à l’incroyable fidélité, aura le mot de la fin. Pendant ce temps, au village, c’est la révolution : un tueur de canidés sévit, deux gendarmes sont sur l’affaire… C’est avec beaucoup d’esprit et d’ironie que Laurentis évoque les multiples métiers plus ou moins insolites qu’il a exercé avant d’être écrivain (vérification du décroutage du pain de mie chez Harrys !). Il nous relate ses expériences de salons littéraires en France, de grands moments qui sentent le vécu. « Le salon se déroulait dans une salle des fêtes réquisitionnée pour l’occasion, ensevelie de guirlandes en papier livrant un message sans équivoque « vive la lecture » (p 88). Un roman drôle et mélancolique à la fois, avec un humour un peu décalé et beaucoup d’autodérision. L’écriture désinvolte, imagée et parfois triviale pose un regard subtil et lucide sur le monde. J’ai trouvé très émouvant certains passages où notre héros se remémore avec nostalgie le quotidien de ses parents : « Dans cette maison en enfilant les chaussons de mon père, mes pieds épousaient la forme des siens, en faisant bouillir de l’eau dans une casserole, c’était un peu de ma mère, de ses mains » (p.181). À conseiller aux lecteurs qui apprécient les romans de Fabrice Caro !
Oiseau, Florent. - Tout ce qui manque. - Allary. - 218 p. - 19 €
Ce roman s’ouvre en 2016 par le meurtre d’un ancien haut fonctionnaire cubain, alors que l’île s’apprête à recevoir Obama et les Rolling Stones, un événement historique pour tous les habitants. Mario Conde, bouquiniste et ancien flic, mène une enquête qui s’avère plus complexe que prévu. Parallèlement à la progression des investigations, on change d’époque en suivant le parcours d’Alberto Yarini, un proxénète de bonne famille, qui a des visées politiques dans la Havane du début du XXe siècle. Un récit -on l’apprend par la suite- écrit par Mario Conde. Les chapitres alternent les deux périodes et permettent d’esquisser une image complexe de Cuba, d’un point de vue à la fois historique, politique et social, à environ un siècle de distance. Et c’est ce qui fait l’intérêt de cette histoire, au-delà de l’enquête sur les crimes commis, ou sur l’ascension et la chute tout aussi fulgurante de Yarini, en ce qu’il raconte de l’histoire du pays, des espoirs et désillusions des habitants, des inégalités et de la pauvreté qui côtoient la richesse d’une minorité, peu importe l’époque.
Padura, Leonardo. - Ouragans tropicaux. - Métailié. - Traduit de l’espagnol (Cuba). - 489 p. - 23,50 €
Claude forme des travailleurs sociaux. Avec son fils Lenny, ado hypersensible chahuté au lycée, ils sont las d’une vie citadine déshumanisée et cherchent à redonner du sens à leur existence. Fortuitement, suite au suicide sordide d’une vieille voisine, Claude et Elie sympathisent. Une annonce vue sur le net sur un hameau à vendre au fin fond du Tarn pousse ces deux idéalistes aux parcours de vie dissemblables à tout mettre en œuvre pour concrétiser leur rêve. Pour Elie, c’est la réminiscence d’une expérience communautaire vécue dans les années 70, pour Claude l’attrait de l’inconnu et le désir de ressusciter l’indépendance des Béguines sans la dimension religieuse. S’adjoint à cette aventure Anna, étudiante en sociologie et Harriet babacool anglaise au passé douloureux, fan de Kate Bush. D’autres femmes rejoindront la communauté. L’exaltation des débuts laisse vite place à l’affrontement face à l’hostilité d’un voisin éleveur, voyeur et phallocrate, et aux revendications féministes de la communauté. Elles riposteront par la violence aux agressions générées par la domination masculine. Un roman fort et profond qui ne néglige pas le suspense en empruntant aux codes du polar. On réfléchit certes à la condition féminine, mais plus largement à toutes les formes d’aliénation, aux limites des utopies et à la transmission, notamment avec le personnage de Lenny et l’héritage idéologique d’Elie.
Pointurier, Sophie. - Femme portant un fusil. - Harper Collins. - 261 p. - 20 €
En 1978 près de Toulouse, une boite de nuit prend feu et fait des victimes. L'arrivée d'une mystérieuse inconnue ravive les souvenirs du drame survenu quarante ans plus tôt. Quel est le lien entre la mort de jeunes et une chanteuse de bal aujourd’hui ? On découvre une galerie de personnages hauts en couleur : Claude et Claudine, deux vieilles dames jumelles commères au franc-parler. Derrière leur apparence fantasque, elles cachent une profonde blessure, tout comme les autres personnages. Simon, infirmier à domicile, s’abrutit de travail pour oublier un drame. Barnabé, gérant du bar et ami de Simon, sous ses airs de lourdaud cache un cœur en or. La mystérieuse Gloria, revient au village après des années d’absence. Cette vieille dame loufoque et attachante aide Simon. Derrière son exubérance, se cachent une profonde blessure et un lourd secret. La chanteuse de bal veut ouvrir un cabaret dans le manoir, ce qui bouscule les habitants. Cet « établissement maudit » suscite bien des critiques et envenime les relations dans le village. S’ajoute une voix off, en italique, que le lecteur doit identifier et faire le lien. Ces personnages cachent tous des failles, mais parviennent à les surmonter et certains retrouvent même l’harmonie ou l’amour ! La joie de vivre résonne de nouveau à Beautemps. C'est une ode à la vie, à l'amour, à l'acceptation, à l'espoir. Un livre sur la difficulté à être soi quand les normes de la société nous imposent un cadre. Il faut se battre pour être accepté tel qu'on est et prouver que les choses peuvent changer. C’est un message de lutte contre les discriminations et du besoin de se révéler, de devenir qui nous sommes. Un roman au départ plus amer que feel good book, mais riche en humanité. Les chapitres ont tous un nom de chanson dont la playlist est incluse en fin de volume car la chanson permet d’apaiser ses douleurs. La chanteuse de bal est finaliste du Prix Maison de la presse.
Rampin, Julien. - La chanteuse de bal. - Charleston. - 265 p. - 18 €
Ce dernier roman est constitué de 64 chapitres, à l’image des 64 cases du jeu d’échecs. L’écriture progresse, de case en case, selon une logique non linéaire, qui est celle de la mémoire, qui saute d’un souvenir à un autre : « je voudrais que ce roman soit l’échiquier de ma mémoire ». J. P. Toussaint est en effet un passionné d’échecs depuis son enfance ; il avait d’ailleurs intitulé son tout premier roman Échecs, jamais publié. Ce roman, sous la forme d’un journal intime, mêle des épisodes sur sa passion pour ce jeu, des souvenirs de son enfance et de sa jeunesse et évoque la période du confinement pendant la pandémie du Covid, où l’écrivain est resté enfermé pour écrire ce livre. Il revient sur cet épisode perturbant de notre histoire récente à l’aune de sa propre expérience : il a vécu ce moment comme une « chance » » inouïe pour s’isoler, pour écrire et se souvenir. Il considère que l’écriture est un rempart, ou un refuge, face au monde extérieur : « un moyen de se préserver des offenses de la vie », et « d’esquiver les blessures du réel ». Par ailleurs, il décide de réaliser une nouvelle traduction du roman de Zweig, Le joueur d’échecs, dont le personnage principal est lui aussi confiné pendant des mois. Cette traduction est actuellement parue chez Minuit, sous le titre Échecs. La boucle est bouclée ! Il agrémente son roman d’anecdotes passionnantes, de réflexions sur la traduction, d’allusions à des écrivains, Beckett, Perec, et se met en scène en train d’écrire. Il ne se contente pas de « raconter » une histoire mais va au-delà : il fait de la méta-littérature. Ce livre est peut-être son œuvre la plus personnelle parce qu’il se sent vieillir et parce qu’il raconte la genèse de sa vocation d’écrivain. Il décrit aussi l’absence de souvenirs, les failles de sa mémoire, faite de trous et de flous. C’est un roman où affleurent davantage ses émotions que dans les précédents, comme s’il s’affranchissait du carcan des règles du jeu pour laisser libre cours à ses sentiments.
Toussaint, Jean-Philippe. - L’échiquier. - Minuit. - 244 p. - 20 €