Commission Petits éditeurs Bib92 - Sélection octobre 2022
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À la fin des années 70, Mazna, Syrienne, et son mari Idriss, Libanais, sont obligés de fuir leurs pays et s’installent en Californie où ils fondent leur famille. Quatre décennies plus tard, Idriss souhaite vendre la demeure familiale à Beyrouth, mais sa femme s’y oppose et compte sur le soutien de ses trois enfants, désormais adultes. Tous se retrouvent à Beyrouth dans cette maison où le passé resurgit et les secrets volent en éclats… Des personnages attachants pour une “saga familiale” que l’on suit sur 50 ans entre le Liban, la Syrie et l’Amérique. Lecture aisée, bien construite, mais assez dense, de très nombreux protagonistes et des thèmes comme l’exil, l’amour, la jalousie, le poids du passé familial nous entraine dans une lecture distrayante et agréable.
Alyan, Hala. - La ville des incendiaires. - La Belle étoile. - Traduit de l’américain. - 416 p. - 23 €
Dans un Dakar plein de vie, trois amis Tibi, Neurone et Issa, vivent un moment charnière de leur vie : l’obtention de leur bac détermine leur avenir. Tibi, qui a la double nationalité, rêve de s’envoler pour la France et d’échapper au carcan familial ; Neurone, l’intello de la bande, devrait obtenir un visa très facilement pour étudier en France puisque son père est l’ami du consul. Quant à Issa, qui a perdu sa mère très jeune, il ne rêve que d’une chose : devenir un célèbre créateur de mode sénégalais. D’ailleurs, il est déjà connu dans tout Dakar pour les boubous et robes en wax qu’il coud lui-même et vend afin de payer son école de stylisme. A travers chacun de ces personnages, c’est la société dakaroise que l’auteur dessine. L’énergie incroyable de cette bande d’amis contamine le lecteur et le porte au-delà de la dernière ligne. Cette énergie qui les accompagne chez le marabout, derrière un plat de thieb ou en boîte de nuit. On croise dans ce roman les différentes ethnies dakaroises et les règles qui régissent leur cohabitation : les Soninkés ne se marient par exemple pas avec les Dialo, au grand dam de Neurone, Dialo, qui est amoureux de Tibilé, Soninkié. On croise également les Sénégalais expatriés qui viennent en vacances dans leur pays d’origine. On y entend le légendaire Youssou N’Dour, les expressions en wolof ; on y voit les couleurs vives du wax traditionnel… Un roman dynamique et drôle, qui porte toute l’énergie de la jeunesse. Un très bon moment de lecture.
Bels, Hadrien. - Tibi la blanche. - L’Iconoclaste. - 247 p. - 20 €
Les désirs flous est le récit de deux femmes en quête d’indépendance. Béa, la narratrice au caractère sage et mesuré relate sa rencontre avec Erica, jeune femme pleine de fougue et éprise de liberté, puis leur vie commune et leur quotidien en 1938 en Europe, à l’aube du régime nazi. Le récit nous plonge très rapidement dans une ambiguïté entre les deux femmes, sans jamais rompre la tension qui persiste tout au long de l’histoire. Le contexte historique de l’époque, le caractère des deux héroïnes très différentes l’une de l’autre, et l’instabilité émotionnelle qui s’installe petit à petit participent à ce « flou » qui demeure quant à la nature de leur relation. C’est pourtant à la fin du livre que surgit, telle une bombe à retardement, l’ombre d’un régime fasciste en pleine expansion, mettant d’autant plus à l’épreuve l’entente des deux amies. Erica, la plus téméraire des deux, mais aussi la plus menacée par ce danger grandissant décide de vivre sa vie selon ses désirs. Béa, elle, ne pliera jamais et est à l’image du ton de ce récit, ambivalente et prise entre deux feux : ce qu’elle veut, et ce qu’elle s’autorise à désirer. Un classique de la littérature néerlandaise dont on se réjouira d’avoir été traduit pour la première fois en français.
De Jong, Dola. - Les désirs flous. - Typhon. - 165 p. - Traduit du néerlandais. - 20 €
Isabelle a décidé sciemment de s’éloigner de son père colérique et taiseux pour se protéger, lui qui a toujours été si distant et indifférent à son égard. Il n’a jamais eu d’attentions envers elle, ni une parole douce, ni une étreinte quand elle était enfant. C’est le souvenir froid et douloureux qu’elle garde de lui, alors qu’elle s’apprête à le revoir après des années de silence. Elle revient dans la maison de son enfance pour aider Vincent qui s’occupe seul désormais de leur père dont la santé se détériore chaque jour un peu plus. On rencontre une Isabelle angoissée, ne sachant pas bien comment appréhender ces retrouvailles avec ce père qui lui a fait tant de mal et qu’elle aime pourtant tellement. Écorchée vive, cette femme porte encore en elle la petite fille abîmée par la vaine attente de l’amour de son père. Les trois membres de cette famille meurtrie se retrouvent et les secrets du passé refont surface. Ce roman aborde plusieurs thématiques fortes : la grande Histoire s’immisce dans cette petite histoire de famille et l’on s’en étonne. La mémoire traumatique et sa transmission à travers les générations est sans doute le pilier de ce roman de Gaëlle Josse. Peut-on en guérir ? Le pouvoir de libération de la parole est très fort. Quant à l’amour filial, il prouve ici encore, qu’au-delà de tout entendement, il a la capacité de transcender tous les maux par son essence.
Josse, Gaëlle. - La nuit des pères. - Noir et Blanc, Notabilia. - 172 p. - 16€
Cette série nous offre le portrait rafraîchissant comme sa couverture, de la vie animée d'un immeuble parisien, et promet de nous faire gambader du 1er au 6ème tome/étage, entre histoires de cœur et enquêtes dignes d'un polar. On y découvre des habitants plus ou moins attachants, mais des voisins singuliers et solidaires comme on aimerait en avoir. A la mort de son mari, Lucie doit réduire son train de vie et emménage dans un appartement si petit que son canapé reste sur le palier ! Cette femme plutôt sévère ne se lie guère avec ses voisins qu’elle insupportables, sauf Aimée, la gardienne, et le petit Hyppolite, délaissé, qui s’incruste chez elle. Alors qu’elle est coupée de ses enfants, Lucie fréquente toujours ses deux amies d’enfance et se lie avec Kylie, sa jeune coiffeuse. Toutes ces femmes ont besoin d’aide et s’épaulent chacune à leur tour. Elles feront face ensemble au bel Henri qui n’est pas du tout celui qu’il prétend être... Elles font preuve de solidarité et bienveillance. Roman léger, pétillant et plein d'humour, à dévorer sans modération. Une plume fluide, sans mièvrerie. Vivement le suivant page turner !
Kant, Caroline. - Lucie se rebiffe. - L’immeuble de la rue Cavendish, vol. 3. - Les Escales, Série. - 153 p. - 15 €
Après avoir dû surmonter le deuil de son amie, C. Laurent apprend avec stupeur l’histoire d'un inceste qu’elle découvre dans la presse. Elle raconte la sidération, le choc subi par les révélations de Camille Kouchner dans l’affaire Olivier Duhamel et les mois qui ont suivi. Dans La familia grande, on apprend qu'E. Pisier savait tout des violences sexuelles, de l'inceste dont était coupable son mari et qu'elle préféra garder le silence. L’auteur se focalise sur ce que cela provoque en elle, même si elle n'est pas concernée. Elle n'arrive pas à surmonter le silence de la mère de la victime, accepter une sorte de trahison, d'autant plus douloureuse que c’est une surprise totale. Evelyne Pisier savait et s’est tue ; elle a omis de lui parler de ce qui ne pouvait se dire. Sa mort interdit l'accès à une tentative de justification. Caroline Laurent a-t-elle été manipulée ? Pourquoi n'a-t-elle rien deviné ? Son amitié avec le couple incestueux était-elle sincère de leur part ? Le couple de l’auteur n'y résistera pas.
Laurent, Caroline. - Ce que nous désirons le plus. - Les Escales. - 217 p. - 20 €
Strega est un roman d’atmosphère. Toute la beauté réside dans cette écriture mystique et fantastique, sensuelle et picturale, d’une poésie baroque sans pareille. Strega est la ville dans laquelle se rend l’héroïne. Un téléphérique mène à l’hôtel Olympic, lieu de son nouveau travail. Elle et huit autres jeunes femmes de 19 ans y sont employées pour apprendre le métier de femme au foyer. Mais l’hôtel reste désespérément vide de tout client… Telles des fantômes peuplant cette vieille bâtisse rouge, elles accomplissent jour après jour les gestes du quotidien. Ce monde féminin fait corps avec la nature environnante, la forêt, le lac, le jardin. Le « je » du début du récit se transforme rapidement en « nous » : elles ne font plus qu’un seul corps. La narratrice s’éprend d’Alba et ne la quitte plus. Les montagnes qui bouchent l’horizon les enferment dans ce lieu désert. Il règne comme un sentiment de décadence, le souvenir d’une époque fastueuse disparue. Strega est un roman d’une grande puissance invocatoire. L’auteur suédoise enseigne l’écriture à l’École des Sorcières. « Strega » en italien signifie justement « sorcière ». Et il y a dans ce style quelque chose d’un peu sorcier, proche d’une dimension spirituelle. Un prieuré logeant des nonnes mystérieuses côtoie l’hôtel. La mort plane, omniprésente, sur le décor et dans les pensées des pensionnaires. L’une d’elle disparaît à la suite d’une fête célébrant le jour des morts. On progresse à travers des tableaux en clair-obscur, illuminés par la lune ou par une lampe-tempête. Le silence qui règne sur ces pages, et les objets en désordre, dotés d’une existence propre semblent reconstituer sans cesse une scène de crime. Les lieux baignent dans l’étrange, l’irréel. La couleur rouge sang s’invite, sur les lèvres peintes ou sur un ballon délaissé sur la pelouse. Les miroirs étincellent. Et les mains ne cessent de prendre, toucher, caresser le velours des lourds rideaux, s’engouffrer dans les feuilles ou dans les cheveux défaits. L’écriture, entêtante comme un parfum d’encens, est gorgée de senteurs végétales et de saveurs sucrées. Cet envoûtement est renforcé par l’usage répété du parallélisme : les phrases, débutant de la même façon, telles une litanie, ou une respiration, miment le bizarre écoulement du temps.
Lykke Holm, Johanne. - Strega. - La Peuplade. - Traduit du suédois. - 256 p. - 20 €
A 23 ans, le narrateur se retrouve paralysé après un accident. Il doit reprendre contact avec son père après dix ans de silence, car il ne peut vivre seul. Ils gardent pourtant des affinités, mais la mort de la mère les a séparés, en provoquant l'alcoolisme du père. Premier roman décapant et attachant, très réussi sur la relation père/fils compliquée, mais le père souhaiterait reprendre un lien. Sélectionné pour le Prix Fémina étranger et coup de cœur de nombreux lecteurs et libraires : "Comme il est beau ce premier roman sur l'égarement de 2 êtres qui chancellent sans cesse et oscillent sans relâche entre amour et rage ! C'est drôle, violemment authentique, tout à la fois furieux et fragile, brutal et tendre. Une réussite." Librairie L’Armitière, Rouen. « Un uppercut que ce premier roman, aussi brillant qu'émouvant. Une histoire poignante et une écriture décapante sur les brisures de l'existence et l'espoir de reconstruire le lien aux autres. Un véritable coup de cœur. Bravo !" Librairie Le Chameau sauvage, Toulouse.
PRIX DU PREMIER ROMAN (LITTERATURE ETRANGERE)
McGinnis, Jarred. - Le lâche. - Métailié. - Traduit de l’américain. - 337 p. - 22 €
Ce colonel ne dort pas, privé de l’apaisement du sommeil par toutes les morts dont il est l’auteur. Il fait partie d’une Section spéciale, en charge de torturer les hommes pour leur soutirer des informations utiles à la victoire de la Nation dans sa Reconquête. Qui est ce colonel ? Quelle est cette Nation ? De quelle Reconquête s’agit-il ? Autant de points d’interrogation utilisés sciemment par l’autrice tout au long du roman pour symboliser la Guerre au sens large : ils servent à dénoncer les terribles maltraitances et atrocités que les Hommes perpétuent durant cette parenthèse de la vie qu’est la guerre. Le colonel est un personnage fantasmagorique, totalement déshumanisé, qui s’imbrique dans le décor flou, grisâtre, poussiéreux d’une ville mystérieuse ensevelie sous les cendres de la guerre. Sa vie est emplie de fantômes et les hommes qui le croisent en ont peur, ses nuits, elles, sont hantées par ceux auxquels il a ôté la vie. Il n’a pas de nom, pas de visage, pas d’identité, pas non plus de sommeil. Il se tient ainsi à la limite entre le monde des vivants et des morts : les premiers l’évitent et les seconds le hantent. Certains l’appellent même « la chose ». Très bon roman, qui soulève beaucoup de questions sur la stupidité et le non-sens de la guerre, son effet aliénant sur les hommes et les femmes qui la mènent. L’autrice plante un décor inquiétant et sombre qu’elle décrit à merveille tout en mettant en lumière la déshumanisation que la guerre génère.
Malfatto, Emilienne. - Le colonel ne dort pas. - Sous-sol. -111 p. - 16 €
Il y a des lectures qui laissent sans voix, tant la narration et la plume sont percutantes, et qui se laissent difficilement résumer. Bones Bay est de celles-là : ce roman époustouflant est un mélange assaisonné à la maorie entre My absolute darling, de Gabriel Tallent, pour sa violence et son style palpitant, et Ne tirez pas que l’oiseau moqueur, de Harper Lee, pour le regard enfantin et plein d’énergie du petit orphelin Ārama, surnommé Ari, qui a sans cesse besoin de sparadraps pour panser ses blessures, y compris émotionnelles, et ses aventures (para)scolaires avec Beth, sa voisine aussi survoltée que grossière et amicale, fan inconditionnelle à huit ans et demi de Django unchained. À ceci près que la narration est chorale et qu’on y suit les histoires, chapitre après chapitre, d’autres personnages dans plusieurs temporalités : Taukiri, dit Tauk, guitariste, sauveur d’oiseaux tombés du nid et grand frère d’Ari, qui l’abandonne au giron de Tante Kat et à la brutalité alcoolique d’Oncle Stu ; Jade et Toko, les amoureux dont la place dans la constellation familiale se devine peu à peu ; mais aussi une autre membre de la famille, dont le récit, en italique, commence par « Je suis noyée » et qui tient du taniwha, être surnaturel de la mythologie maorie. Le roman, dans lequel la langue te reo se fait entendre, sans traduction, verse ainsi parfois dans l’onirisme, avec des métaphores fabuleuses (p.212 : « mon cœur bondissait comme une grenouille affolée coincée dans une purée brûlante ») comme des moments où les éléments et la violence, notamment verbale, prennent chair (p.255 : « Alors il a lancé trois mots à Tante Kat et ces trois mots […] sont devenus durs, ils m’ont transpercé, ont transpercé ma langue comme des abeilles en colère, ils se sont enfoncés dans ma gorge jusqu’à ma poitrine où ils ont planté leurs dards dans mon cœur qui boum, boum, boumait. »). Un conte moderne bouleversant, où les drames s’enchaînent et la vie, toujours, palpite !
Manawatu, Becky. - Bones Bay. - Au vent des îles. - Traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande). - 430 p. - 23 €
Après la première Guerre Mondiale, le narrateur, soldat ayant perdu la main gauche à la guerre, est renvoyé à l'arrière du front et devient enquêteur pour retrouver les disparus. Il est chargé par une mère de retrouver la trace de son fils, persuadée qu'il est toujours vivant. Il enquêtera pendant vingt ans sur ce soldat disparu en 1917, à l'histoire tragique, qui le renvoie à lui-même. Il découvre l'histoire d'amour impossible entre un Français et une Alsacienne -soit l'ennemi- rejetée par les parents d'Emile. Le récit débute en 1920, on veut croire à la paix, mais la société comprend qu'il y aura une autre guerre. Ce sentiment de fin des temps est suggéré par l’imbrication de fables et de mythes dans le récit. Roman violent, poignant, mais surtout une histoire d'amour, pleine de poésie et d’humanité. Livre lu d'une traite. Très belle fin.
Marchand, Gilles. - Le soldat désaccordé. - Aux forges de Vulcain. - 227 p. - 18 €
La narratrice, 18 ans, est serveuse dans un bar à Paris. Elle apprend la danse classique, sans très bien savoir ce qu'elle va devenir. Un été, elle rencontre Adore, un garçon discret dont elle tombe amoureuse. Au fil de leurs sorties nocturnes, ils rient, boivent, dansent et apprivoisent la nuit. Ils s'aventurent aux frontières du genre et de l'identité, et découvrent le monde des drag queens et des lieux queer dans lesquels Adore se révèle. L’auteur nous convie dans l'univers mystérieux des queer, sans jugement, ni vulgarité. Cette histoire d'amour moderne et palpitante est servie par un style rythmé. Ce premier roman est une révélation, même si vous n’êtes pas attiré par le thème !
Mascarou, Agnès. - Laisse tomber la nuit. - Hors d’atteinte. - 299 p. - 20€
Le prince de Bombay est la troisième aventure de Perveen Mistry. Les romans peuvent se lire de façon indépendante. Bombay, 1921 : Perveen Mistry est la première femme avocate en Inde. Freny Cuttingmaster, jeune étudiante, la consulte pour obtenir un conseil juridique. Elle représente en effet le syndicat des étudiants du Woodburn College. Le célèbre avocat Mohandas Gandhi ayant appelé à manifester contre les Britanniques, quelques mois plus tôt, les membres du syndicat étudiant ne souhaitent pas assister à la visite officielle d’Edward VIII, prince de Galles, qui effectue une tournée en Inde. Ils craignent cependant que leur boycott ne leur occasionne des sanctions de l’université, c’est pourquoi ils ont mandaté Freny auprès de notre avocate. Après donné ses conseils, Perveen décide de se rendre à la tribune du Woodburn College le jour de l’arrivée du prince de Galles. Un drame se produit alors : Freny Cuttingmaster est retrouvée morte dans les jardins de l’université. Elle serait tombée d'une galerie du deuxième étage du bâtiment, lors du passage du convoi… S’agit-il d’un accident ou est-ce un meurtre ? Perveen Mistry enquête et elle n’est pas au bout de ses surprises. Le prince de Bombay est un bon roman policier, qui plonge le lecteur au cœur de la société multiculturelle de l’Inde du début du XXe siècle. A conseiller aux lecteurs qui aiment les romans d’Agatha Christie et l’Histoire.
Massey, Sujata. - Le Prince de Bombay. - Charleston. - Traduit de l’anglais. - 489 p. - 22,50 €
La maison du Lion est située sur l’Ile aux citrons, une île de la mer intérieure japonaise. C’est l’ultime demeure où, dans un cadre idyllique, des personnes vont, entourées d’une directrice et d’une équipe exceptionnelle, passer leurs derniers jours. Ce n'est pas un établissement de santé, mais un endroit où tout est fait pour adoucir les ultimes instants des invités, comme le cérémonial du goûter du dimanche après-midi, un véritable moment de grâce où l’on déguste le plat favori d’un des invités. Nous suivons Shiziku, 33 ans, atteinte d’un cancer en phase terminale, qui arrive sur cette île. Ses émerveillements devant la nature sublime, les plats exceptionnels et gouteux, ses rencontres avec d’autres pensionnaires, un vigneron amoureux et une chienne Rokka qui sera bien plus qu’un animal pour elle. Tout est possible dans cette maison, chacun chemine entouré, respecté, aidé si besoin, avec beaucoup de bienveillance. Tout est propice à accepter et aborder la mort avec le plus sérénité possible. Un sujet difficile qui m’a émue aux larmes, traité avec beaucoup de pudeur sans pathos. Un livre lumineux, que l’on soit croyant ou non, qui touche à l’universel face à la mort.
Ogawa, Ito. - Le goûter du lion. - Picquier. - Traduit du japonais. - 258 p. - 19 €
Ce recueil nous propose huit nouvelles, nous livrant de savoureux moments du quotidien des Népalais de la diaspora, ceux dont la culture et la langue sont népalaises mais qui sont dispersés en Inde, au Bhoutan et ailleurs. Le fil rouge de ces nouvelles est la lutte que doivent mener ces Népalais expatriés contre les discriminations en tous genres dont ils sont victimes (discriminations liées à la caste, à la classe sociale, au sexe, à la religion…). L’exploitation d’une domestique et le droit des femmes au divorce dans Le bec de lièvre, le mariage entre ethnies différentes dans Un sujet qui fâche, sont quelques-uns des combats menés et exposés de façon très vivante ici. A travers ces histoires j’ai apprécié de découvrir cette communauté et leur mode de vie, leur aspiration, leurs rêves, leurs déboires, le tout raconté avec humour et cocasserie. Lecture plaisante qui met en lumière une population dont on parle peu dans la littérature.
Parajuly, Prajwal. - Aucune terre n’est la sienne. - E. Collas. - Traduit de l’anglais (Inde). - 284 p. - 20 €
Au cœur de l’hiver, en pleine tempête de neige, une cordée composée de deux chiens, d’une femme et de trois hommes partent réparer une ligne électrique au fond d’une vallée paralysée par le froid. Une première étape se fait au Refuge où une soirée mémorable retape tous les membres de l’équipe aidé en cela par Masha et Flora, les hôtes de ce lieu. Mais Gaspard, le chef de cette troupe, a une autre idée en tête, dont le germe a été semé par ce vieil ermite de curé qui a appelé à l’aide. Plus qu’une épopée, ce récit est un conte initiatique, philosophique sur le sens de la vie. Très beau style poétique et imagé. Les noms des lieux traversés sont à eux seuls évocateurs : La Grande, le Bord du monde... Les personnages sont hauts en couleur. Ce livre m’a évoqué les ouvrages de Bérengère Cournut, notamment Elise sur les chemins. Plus qu’un récit sur la montagne, ce premier roman est une quête spirituelle qui est particulièrement réussi.
Parcot, Simon. - Le bord du monde est vertical. - Le Mot et le reste. - 153 p. - 18 €
Ce roman pourrait constituer le manuel parfait pour rater ses vacances ! Parti pour Taormine, en Sicile, dans une voiture de location, un jeune couple heurte malencontreusement quelque chose -ou plutôt quelqu’un ?- sur le bord de la route. A partir de là les ennuis commencent. Le lecteur ressent le malaise qui s’installe dans le couple. Préoccupés par les conséquences possibles de cet accident, les deux personnages voient leurs vacances gâchées, et l’événement devient le centre obsédant et répétitif du récit, au risque peut-être d’ennuyer un peu le lecteur…. Y. Ravey a choisi deux personnages fort peu sympathiques : le narrateur, un chômeur, véritable benêt qui fuit ses responsabilités, nommé ironiquement Melvil Hammett, et sa femme, une « fille à papa ». L’auteur use d’une économie de style, avec des phrases courtes qui ne font que décrire les actes des personnages. Ceux-ci se voient privés de toute intériorité, ce qui explique que le lecteur ne s’y attache pas. Ils représentent peut-être une forme de caricature des touristes beaufs qui débarquent dans un pays étranger et ne pensent égoïstement qu’à accomplir leur programme de vacances très rempli. Victimes d’un coup monté par la mafia sicilienne, ils se laissent berner, manipuler et dépouiller. Le lecteur perçoit toutes les ficelles dans lesquelles tombent pourtant les personnages. Des scènes burlesques, comme lorsqu’ils se dissimulent derrière les rideaux de leur chambre d’hôtel pendant une perquisition semblent peu crédibles… La fin, terriblement brutale et tragique, comme un couperet, peut se lire également comme une critique de ces touristes sans compassion pour les malheureux migrants qu’ils ignorent alors qu’ils vivent juste à côté : obligés de fuir la police, leur sort sera finalement comparable.
Ravey, Yves. - Taormine. - Minuit. - 138 p. - 16 €
Le narrateur, cinquantenaire fauché, souhaite obtenir de l’argent de son père. Mais celui-ci estime qu’il doit travailler pour le mériter ! Il est donc embauché pour remplacer la DRH absente, avec la délicate mission de virer une dizaine d’employés de la multinationale pour obtenir la somme d'argent. Diego Lambert doit ainsi réaliser le plan social prévu pour l'entreprise, alors en pleine restructuration. Mais comme Diego commence par s’entretenir avec chacun, il n'arrive pas à les renvoyer ! Il doit donc trouver un subterfuge pour s’en sortir. Parallèlement à cette description de la vie d’entreprise, il est amoureux de sa psy, dont on suit les consultations et échanges. Ces déboires sont racontés comme toujours avec humour. « Ce qui est (très) bon, voire jouissif avec N. Rey, c’est sa liberté, sa nonchalance, sa facilité. Comme à son habitude, le héros looser va se confronter à un dilemme de vie : et s’il prenait VRAIMENT en main cette fois ? Réponse à l’intérieur… Emouvant et drôle. » Librairie Les mots et les choses, Boulogne
Rey, Nicolas. - Crédit illimité. - Au Diable vauvert. - 208 p. - 18 €
A 40 ans, le narrateur, père de trois enfants, apprend qu'il va mourir et l'annonce aux siens, en essayant de ne pas dramatiser. Ayant eu une enfance très douloureuse, il veut faire triompher la tendresse. On sent son amour incommensurable pour la vie alors qu’il doit faire face à sa fin précoce. C’est l'occasion de poursuivre la transmission et d'évoquer sa propre enfance. Les pages les plus déchirantes sont celles qui ont trait à sa souffrance, auprès d’un père médecin obèse qui le bat. Il l'appelle sans la moindre affection le « père sanglier ». Même si le ressentiment est omniprésent vis-à-vis des parents violents, ce n'est pas la haine qui domine. Il veut surmonter son passé grâce à ses enfants qui incarnent le bonheur. Malgré la maladie, il leur propose de l'appeler Pépé et leur mère Maminette : ainsi, il fait comme s’il avait le temps de vieillir et prolonge son accompagnement. Le roman s'achève sur une lettre destinée à chacun des enfants et leur mère. Avec ces mots pudiques, le père tente de faire passer la douleur de la mort à venir, et pourtant on ne tombe jamais dans l'apitoiement, l’écriture retransmet l'attachement du narrateur pour ses proches. C'est déchirant, bouleversant et tellement puissant. Un premier roman intense et surprenant, qui montre un vrai talent d’écrivain. Conquérir le ciel est un texte de rédemption après une enfance dramatique.
Roubin, Pierre. - Conquérir le ciel. - Phébus. - 155 p. - 15 €
Île était une fois la fameuse île imaginaire d’Ys, sise dans l'Atlantique, entre Ouessant et Saint-Jean-de-Terre-Neuve. Convoitée par les Français et les Anglais, c'est grâce au courage de ses habitants qu'elle est restée indépendante et devenue un lieu incontournable pour le commerce. Le lieu est coupé en deux entre rivage et Cité par une frontière : d'un côté, vivent confortablement les citoyens les plus méritants, derrière des remparts à l'abri des tempêtes. De l'autre, les riverains, orphelins ou naufragés, survivent de la pêche et tentent d'améliorer leur quotidien en récupérant des objets issus des naufrages. On vit de l'océan, des restes des naufrages, mais aussi de la morue et du pilotage. La mer est un personnage à part entière. L'objectif de chaque Issois est d'entrer dans la Cité fortifiée, selon le mérite ou en tant qu'invité. La Sainte Rotation permet d'intégrer la cité si on s’est fait remarquer par de grandes actions. Enoc Martel, ancien duelliste, veut créer une école pour les orphelins. Il rencontre Danaé Berrubé-Portanguen, dite Poussin, jeune riveraine orpheline courageuse "sauveuse et naufrageuse", qui aura une vie extraordinaire. Savoir plonger est un don que possède Danaé, qui récupère ce que la mer ramène après les naufrages. Nous suivons ses aventures tout au long de sa vie, mêlant amour et trahisons, révolte et envie de tout abandonner. Dans ce XVIIIe siècle fictionnel, ces marins qui, la plupart, ne savent pas nager, symbolisent un monde où la Révolution est un échec. C'est un livre sur l'inégalité des chances, une histoire de femmes courageuses et très fortes dans une société masculine. Cet extraordinaire roman est découpé en cinq parties, car cinq hommes ont marqué la vie de Danaé, alternant entre les péripéties des personnages et celle de l’île, donnant des informations sur les coutumes, l’histoire et la politique du peuple issois. L’auteur explore cette société imaginaire avec brio : elle crée un mode de vie et nous emmène dans cette île hostile fictive qui semble pourtant familière. Elle a écrit ce chef-d'œuvre stupéfiant de maîtrise en sept-huit ans, en recherchant la documentation, sans que les détails alourdissent le récit. Roman d'aventures insulaires passionnant et roman social, à travers le destin de personnages hauts en couleur, avec leur lot d'aventures, de découvertes, de rebondissements. Ces personnages innombrables et remarquables portent des noms aussi bizarres qu’évocateurs comme Nuala Parcoeur, Jean Maubranches, Alizée Quintal, etc. C'est un tour de force littéraire, qui laisse sans voix, avec un vocabulaire parfois oublié qui nous plonge dans l’époque, une écriture inventive et audacieuse. De l'aventure, de la créativité, du souffle. Ce pavé à la Stevenson de plus de 700 pages sans longueurs -c’est un exploit- se dévore avec bonheur. L’auteur nous embarque dans cette épopée maritime par sa prose qui nous happe, on ne s'ennuie pas une seconde !!!!
Scali, Dominique. - Les marins ne savent pas nager - La Peuplade. - 728 p. - 24 €
Stéphane Milhas est un quinquagénaire au chômage dont le couple bat de l’aile. Petit entrepreneur ruiné par la crise des gilets jaunes, il vit aux crochets de son épouse Irène. Il hérite d’un tableau peint pendant la Seconde Guerre mondiale par un artiste juif, Elie Trudel. Connu seulement des amateurs d’art, il est relativement coté. Vendre cette œuvre pourrait sortir le couple du marasme. Mais tel n’est pas le choix de Stéphane pour qui cet héritage est la preuve que ses grands-parents, résistants cévenols, austères protestants, furent des Justes. Désavoué par Irène, il souhaite conserver le tableau et entame des démarches pour que ses grands-parents disparus soient reconnus comme des Justes. Cette entreprise s’avérera désastreuse pour Stéphane et faire exploser la cellule familiale. Trouvera-t-il son salut dans les arcanes les plus sombres de notre histoire ? Remarquablement documenté, ce roman ne nous lâche pas. Benoît Séverac réussit une fiction originale sur un thème maintes fois traité. Cet auteur au parcours atypique possède une voix singulière.
Séverac, Benoît. - Le tableau du peintre juif. - La manufacture des livres. - 299 p. - 21 €
La créature attendait, à l’affût : tapie juste derrière les arbres, ou bien sous l’eau, ou sur la ligne d’horizon, juste sous le sable boueux, ou bien au-dessus des nuages, au-delà des étoiles. Elle m’attendait. Elle t’attendra aussi. 1976, White Forest, Mississippi. C’est par une chaleur écrasante que Willet, Bert et Pansy la plus jeune, bravent l’interdit et se rendent à la carrière pour se baigner. Un lieu maléfique, hanté par des drames effroyables : « Le diable vous y trouvera » les menaçait leur père. Ignorant ces avertissements, les enfants se jettent dans les eaux maudites. Malgré la mauvaise réputation de l’endroit, Willet et Bert n’hésitent pas à laisser leur petite sœur seule sur ce plan d’eau profond, au milieu de nulle part pour aller cueillir des baies. À leur retour, Pansy a disparu… Dans ce roman d’atmosphère qui aborde différents thèmes tels que le racisme, la condition féminine, la pauvreté, l’esclavagisme et la culpabilité, Willet et Bert n’auront de cesse de chercher leur jeune sœur. Narré par Bert, les chapitres correspondant au présent alternent avec ceux du passé et nous entraînent dans une histoire familiale sur plusieurs générations. L’autrice retrace la sombre histoire de cette carrière hantée par les esprits des esclaves qui l’ont creusée, jusqu’au fondement de la malédiction qui l’entoure. C’est au fil des pages et dans la progression de la lecture que peu à peu les secrets se dévoilent et que les liens entre les deux époques se révèlent. Une écriture fluide puissante et efficace, une première de couverture énigmatique, une intrigue captivante, des personnages qui nous ensorcellent et se matérialisent dans nos pensées. Tous ces ingrédients ont fait de ce récit un page-turner qui, malgré son titre, m’a fait passer des nuits blanches !
Tyson, Tiffany Quay. - Un profond sommeil. - Sonatine. - Traduit de l’américain. - 393 p. - 22 €